Quand les arts de la parole se portent au secours du sens et des citoyens

Par Isabelle Cussac

 

Quand les arts de la parole se portent au secours du sens et des citoyens

Jeudi 17 octobre, la Gaîté Lyrique accueillait un évènement majeur : les Etats Généraux de la Parole. Majeur à double titre : d’une part, c’étaient les 1ers, d’autres part dans un monde dans lequel « jamais l’humanité n’a autant pris la parole. », où « Tout le monde s’exprime, se lâche, se fâche, se clash », et où « l’énonciation dégénère en dénonciation, en stigmatisation », réparer, soigner et aimer la parole est notre responsabilité partagée de citoyens.

Qui parle, pour dire quoi, au nom de quoi, à qui, comment, pour quoi ?
Ce sont toutes les questions auxquelles le Centre des Arts de la Parole fondé par Gérald Garutti ambitionne de répondre, avec pour les mots pour armes : se parler pour se relier – se parler plutôt que s’entretuer (dixit).
Nous faisons tous le constat d’une parole dégradée et qui fait mal, qui blesse et s’acharne. Comment poser les conditions d’une parole juste, d’une justice, d’une justesse des mots, d’une responsabilité des mots ? Comment canaliser les forces énergies violentes qui dégradent, abîment et abîment la parole ? Ces questions nous concernent tous et toutes.
Nous vivons un Momentum, une urgence démocratique. Nous avons atteint un point d’in-audibilité et de conflictualité ultime. Les mots perdent leur sens, ils ne portent plus ou portent trop, un tweet chasse un post, trop de discours sans fond, d’éditos qui n’en sont pas, de cris, de caricatures, de slogans et de petites phrases offrent prétextes et caisse de résonnance à ceux et celles qui ne pèsent ni ne pensent leurs mots, et n’ont cure de leurs plaies.
J’ai tellement aimé la lecture du Manifeste des Arts de la Parole par Jacques Martial. Une phrase m’a particulièrement touchée, que je veux partager : « Au commencement était le verbe, maintenant est le verbiage. Jamais nous ne reconnaitrons au contenant le pouvoir absolu de dicter le contenu, nous ne laisserons pas le dernier mot à l’image au prétexte qu’elle veut tout dire. »

 

 

« La modération est aujourd’hui le seul mode d’expression vraiment transgressif »
Ce sont les mots d’Aurélie Filipetti, invité du débat d’ouverture, qu’elle emprunte à Wajdi Mouawad, homme de théâtre, metteur en scène, dramaturge, comédien, directeur artistique, plasticien et cinéaste libano-québécois. Il dirige le Théâtre national de la Colline depuis 2016.
Avec la puissance douce qui la caractérise, elle a posé des mots forts et justes sur l’état actuel du débat, pourtant essentiel à la démocratie et aux idées. « La parole se fige et se pétrifie » dans la fameuse langue de bois, dans laquelle, « dès que l’on commence à écouter, on n’entend que le vide ». La parole politique va très mal et pas seulement en France. La réaction, la prise de position immédiate par l’émotion, la spontanéité, remplace la parole authentique et responsable. « La force de conviction a été remplacée par la persuasion », adresse l’ancienne ministre. Les opposants s’imposent par la force, à coup d’arguments d’autorité, de brutalité, d’attaques personnelles. L’échange qui s’adresse à l’intelligence, qui tente de convaincre en évoluant et construisant une vérité de consensus a quitté la sphère du discours.

« Le médicament au populisme, c’est la parole authentique. » A. Filipetti
« Réparer la parole », mantra hashtag de ces états généraux, rappelle que nous devons collectivement nous demande ce que nous voulons que notre parole produise, et non ce que nous voulons qu’elle réduise.
Je retiens l’étincelante contribution de Delphine Horwiller et Wajdi Mouawad, invités à répondre à la question « Comment ça va mal la parole aujourd’hui ? ». Leur diagnostic s’impose : nous souffrons d’une incapacité à se relier mais aussi à admettre notre propre relecture. Nous réduisons, tous et toujours, nous sclérosons et piétinons, au nom de qui ? de quoi ?
Je retiens également la passionnante intervention conjointe de Christophe Barbier, Sylvain Bourmeau, Frédéric Gros, Rachel Kahn et Xavier North, invités à s’exprimer sur la parole dans l’espace public, social et politique. Sentir combien ces hommes et femmes de mots et de paroles portent en eux et incarnent la responsabilité de ce qu’ils et elles produisent offre une forme de rempart virtuel rassurant à la citoyenne inquiète que je suis aux flots dévastateurs de la parole désincarnée. Impossible ici de résumer leurs propos, mais, puisque nous sommes ici pour eux, quelques mots glanés, à la question des conditions d’une parole responsable :
« La responsabilité, c’est répondre de soi-même et de sa cohérence, donner sa parole »
« Les politiques nous doivent de ne pas être malentendants à la parole de l’autre »
« Le sensationnalisme est là pour faire taire. »
« L’exercice de la citoyenneté est lié à un droit à la parole. »
« Nous sommes menacés par les langues de bois et le langage managérial tramé de mots anglais, dont la fonction est d’assurer l’auto-reconnaissance d’une élite qui barbotte joyeusement dans un monde global et renvoie au peuple un sentiment d’inclusion. »
« Le contraire de penser, c’est réciter. »
« Nous devons mesurer nos mots : « ce mot, je veux qu’il fasse quelle longueur ? » et l’assumer ensuite, être sûr de ce qu’on a dit quand on le dit. »

Quant à moi, je m’interroge : dans un monde réductionniste, qui exècre la complexité, prône l’intuitivité qui refuse l’apprentissage, peut-on infléchir la pente de la simplification outrancière de la pensée et de la parole ?
A cette question les amoureux des mots répondent par la nuance… et c’est un bonheur. Il faut :

  1. Retrouver le plaisir de la complexité dans l’éducation d’abord
  2. Accepter d’inventer une parole pleine et entière, forte et porteuse de sens, qui s’adapte à la réduction des formats d’expression offerts par les médias
  3. Distinguer « Simple » et « Facile » : à la verticale de la profondeur, le propos simple exige de maitriser le sujet et savoir le porter simplement ; le facile renvoie au simplisme, c’est lui qui épuise.

Jolie leçon. J’en redemande.
 

Par Isabelle Cussac

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